Se souvenir des Fins dernières
Le Christianisme Orthodoxe semble souvent être intrinsèquement conservateur. La place indéfectible qu'occupe la tradition dans sa vie semble prête à devenir un rempart conservateur contre un monde trop prêt à oublier tout ce qui est bon ou beau. Il existe des distinctions subtiles mais importantes qui rendent cette considération à propos de l'Orthodoxie trompeuse, et peuvent conduire à la déformation de la Foi et à une image presque inversée de notre véritable Salut. Le Christianisme Orthodoxe ne cherche pas à préserver quelque chose qui est maintenant passé - ce n'est pas une Foi liée à l'Histoire. Elle professe plutôt que ce qui a été donné à un moment de l'Histoire n'est rien d'autre que ce qui sera à la fin de toutes choses. La Foi n'est donc correctement vécue que lorsqu'elle est radicalement orientée vers ce qui est à venir. Le Royaume de Dieu n'est jamais autre chose que la fin et l'accomplissement de toutes choses, ce pour quoi la création elle-même est venue à l'existence.
"Je suis l'Alpha et l'Omega, le commencement et la fin", dit le Seigneur, "qui est, qui était et qui vient, le Tout-Puissant". (Ap 1, 8)
Comprendre la véritable nature de la "fin des choses" ou, en termes théologiques, de "l'eschatologie", est une tâche difficile au début. Elle enfreint de nombreuses règles de l'espace et du temps (oui, Dr. Who adore, c'est vrai), et nécessite un certain changement de perspective. On trouve un exemple de ce changement dans la prière eucharistique de Saint Jean Chrysostome où le prêtre prie :
"Faites cela en mémoire de Moi ! En vous souvenant de ce commandement salvateur et de toutes ces choses qui se sont passées pour nous : la Croix, la Tombe, la Résurrection au troisième jour, l'Ascension au Ciel, le siège à la Droite, et la Seconde et glorieuse Venue."
Le prêtre fait référence à la Parousie / Seconde Venue au passé. Il ne s'agit pas d'une doctrine étrange selon laquelle ce retour aurait déjà eu lieu dans l'Histoire. Il s'agit plutôt de la reconnaissance du fait que la Divine Liturgie se déroule dans un lieu mystique à partir duquel il est correct de décrire la Seconde Venue de cette manière. Car la Divine Liturgie est vraiment la "dernière" Cène, le repas à la fin de toutes choses.
Les Pères ont affirmé que la vérité doit être identifiée avec la fin. Saint Maxime le Confesseur en Orient, et Saint Ambroise en Occident, ont tous deux écrit un schéma en trois parties dans lequel l'Ancien Testament est "l'ombre", le Nouveau Testament est "l'icône", tandis que la "vérité" est l'âge à venir. Cette conception comporte plusieurs aspects.
Premièrement, la vérité de toute chose ne se trouve pas dans le présent, mais dans son "telos", sa fin. Une graine n'est pas reconnue tant qu'elle n'est pas devenue un arbre. Mais, surtout, cette réalisation de la vérité n'est pas considérée comme une progression graduelle, une construction vers la vérité. Un tel schéma suggérerait que la vérité n'est "pas encore". La vérité, cependant, est / existe déjà et maintenant. Nous pouvons dire que la vérité, qui existe déjà dans l'âge à venir, attire tout vers elle. Ou bien, nous pouvons dire que la vérité, qui existe déjà dans l'âge à venir, se manifeste dans le temps, même maintenant, pour ceux qui ont les yeux pour voir.
Notre façon la plus courante de voir le monde est de privilégier l'Histoire, de présumer que le passé est immuable et est la cause de toutes les choses dans le présent. Cela fait de nous les auteurs de la Création, les créateurs de l'Histoire de l'Univers. C'est très séduisant, même si cela porte en germe l'anxiété et la guerre. Mais Dieu n'a pas constitué la créature de manière à en faire le créateur de son propre destin, le maître de son propre destin.
Lors de la Création, Dieu observe son travail et dit : "C'est très bon". Ce n'est pas simplement une observation du travail qu'Il a accompli, mais une proclamation de la nature même de la Création. Sa nature est révélée en sa finalité. Elle appelle la création, toujours vers ce pour quoi elle a été créée. C'est ce que décrit saint Paul :
"Il nous a fait connaître le mystère de Sa volonté, ce dessein bienveillant qu'Il avait formé en Lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres." (Éph 1, 9-10)
Ce verset doit également être lu en même temps que la déclaration de Saint Paul dans Romains 8 :
"Et nous savons qu'avec ceux qui L'aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien, avec ceux qu'Il a appelés selon Son dessein". (Rom 8,28)
C'est le "bon" ou le "très bon" selon lequel toutes les choses ont été créées. Ce même bien, cependant, est caché. Il n'est en aucune façon évident pour nous, sauf lorsque nous voyons le Christ Lui-même.
Considérez le monde, vers 1000 avant J.-C. Un peuple totalement obscur, à peine plus qu'un ramassis de tribus, est engagé dans une lutte pour un morceau de terre presque inutile côté fertilité et insignifiant dans sa situation et sa taille. Dans la même région, cependant, de puissants royaumes et civilisations s'élèvent et prospèrent, produisant richesse, puissance et innovation. Leurs monuments resteront debout pendant des milliers d'années. Mais dans cet endroit obscur, un jeune homme affrontera un géant au cours d'un seul combat et gagnera. À l'échelle de l'Univers, c'est presque rien, sans signification. Mais c'est l'histoire de David et de Goliath, et ce David deviendra l'ancêtre du Dieu incarné, qui est Lui-même le "bien" du monde.
En ce moment même, nous ne pouvons pas juger ou mesurer le "bien" dans le monde, ni l'ensemble du mal. Rien n'a de sens tant qu'il n'est pas interprété à la lumière de la fin de toutes choses. David n'a de sens que rétrospectivement. C'est sa progéniture qui le "fait" avoir un sens et une signification. Plus que cela, nous devons comprendre que la "cause" de la renommée de David attirait déjà toutes choses vers elle. Le Christ enfant provoquait la résurrection de David et établissait son royaume.
De la même manière, nos propres vies sont "causées" par la fin pour laquelle elles ont été créées. C'est ce que dit encore Saint Paul :
"Non, frères, je ne me flatte point d'avoir déjà saisi ; je dis seulement ceci : oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l'avant, tendu de tout mon être, et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir Là-haut, dans le Christ Jésus." (Phi 3,13-14)
Nous ne nous appuyons pas sur le passé ni ne cherchons à le préserver. Les fondements du Royaume de Dieu ne sont pas dans ce monde, ni de ce monde. Ils sont "inébranlables", selon les mots de l'Écriture. Ce que l'Église appelle "tradition" n'est pas une vague mémoire historique ; c'est la vie toujours renouvelée de l'Esprit qui est "une fois pour toutes délivrée aux saints". La continuité de la Tradition ne dépend pas de la mémoire. Elle est toujours et partout la même, car c'est la réalité donnée une fois pour toutes qui existe depuis toujours et vers laquelle nous sommes attirés.
C'est une perspective étrange pour la plupart des gens et qui va à l'encontre du sens purement humain du conservatisme. Cela peut sembler conservateur à un observateur extérieur, mais si ce qui est maintenu n'est préservé que de manière historique, ce n'est pas la vie ni la vérité de la Tradition. Il faut se vider à chaque instant et de toutes les manières et recevoir constamment la vie qui est donnée. Jésus-Christ est le même "hier, aujourd'hui et toujours". Et c'est le contenu de la Tradition. Je ne Le connais pas aujourd'hui parce que je L'ai connu hier. Je ne Le connais peut-être que maintenant.
27 Mai 2020
P. Stephen Freeman
Saint Anna's Orthodox Church
http://www.stanneorthodoxchurch.com
Original anglais :
https://blogs.ancientfaith.com/glory2godforallthings/2020/05/27/remembering-the-end-2/